Jessica était une garce. C’était un fait avéré, tout le monde le savait, il n’y avait rien de surprenant à cela. Elle était ce genre de fille qu’on aime détester et qu’on attend au tournant, toujours à l’affut de la moindre manifestation de méchanceté de sa part pour finalement se dire « bah, c’est pas surprenant venant d’elle ! » Or depuis ce matin, elle avait été particulièrement discrète, ce qui n’était pas son genre. En règle générale, elle faisait toujours en sorte de faire remarquer son arrivée en classe en déclarant à voix haute « Ouvrez les fenêtres, ça pue » ou « Fermez les fenêtres, j’ai froid ». Même lorsqu’elle ne disait rien, elle se faisait remarquer par son humeur massacrante ou sa façon de scruter chaque élève comme si on venait tout juste de lâcher une diva dans un zoo. Étonnamment aujourd’hui, ses camarades n’eurent droit à aucun de ses états d’âme, Jessica s’était même montrée transparente.
Un réveil difficile aurait pu expliquer cette absence et le fait qu’elle n’avait pipé mot de la journée, se contentant de regarder dans le vide. En réalité, son beau-père était juste entré dans sa chambre pour la réveiller, la jeune fille ne s’étant pas levée immédiatement après que la sonnerie bruyante de son réveil ait sonné. Ce geste tout à fait anodin l’avait profondément perturbée, elle qui s’était promis de tout faire pour éviter cet homme, elle se rendait compte qu’elle aurait désormais du mal à échapper à sa présence, ce dernier ayant élu domicile dans sa propre demeure et essayant de se comporter comme un père… Dans des moments comme celui-ci, Jessica aurait aimé s’adresser à la psychologue du lycée, mais il n’y avait que les cas soc’ qui allaient se confier à cette inconnue dont on ignorait jusqu’à l’emplacement de son bureau. Ceux qui ne le faisaient pas allaient sûrement rapporter leurs petits problèmes à leurs potes. Le truc, c’était qu’elle avait beau examiner la classe encore et encore, Jessica ne trouvait personne qu’elle appréciait assez ou inversement pour parler de ses petits problèmes qu’on jugerait sûrement futiles.

Pour l’heure, Jessica semblait être préoccupée par une toute autre chose : ses ongles. En effet, elle était en ce moment même en train de les vernir, assise en classe pendant la pause de midi. « L’incident » de ce matin lui laissait présager que son beau-père, s’il était présent, tenterait encore une autre approche pour devenir son papa. Et ça, elle aimait mieux l’éviter. Elle avait donc décidé qu’aujourd’hui, elle mangerait à la cantine, quitte à ne pas toucher à son assiette. Après tout pour atteindre cette ligne qu’elle exhibait fièrement dans des jupes et autres tenues légères mettant en avant son corps parfaitement fait, Jessica avait dû suivre un régime strict. Sauter un repas ne lui poserait pas trop de problème, et l’aspect de l’assiette qu’elle recevrait à la cantine y aiderait grandement.

Concentrée dans sa tâche, Jessica observait avec minutie ses ongles et y appliquait le vernis avec autant de précision que lors d’un test en physique-chimie. Mais les enjeux n’étaient pas les mêmes : il n’y avait pas de note à la clé, mais si elle se ratait elle devrait tout recommencer. Pas que ça la gêne outre mesure : elle n’av ait rien à faire. Les élèves externes quittaient peu à peu la classe, et elle ne s’était jamais souciée de savoir qui restait à la cantine. Elle n’avait donc aucune idée de ceux avec qui elle allait « rester » et ne savait même pas si elle allait manger seule ou non. Ce serait totalement déprimant. La simple idée que ses camarades la voient manger seule une table, comme une paria la faisait frissonner. Elle avait beau être détestée par une bonne partie des autres élèves, Jessica tenait à faire un minimum entourée histoire de faire bonne figure. Peut-être était-ce la raison pour laquelle elle s’attardait autant sur ses ongles, elle cherchait sûrement à passer le temps et retarder l’échéance qui la pousserait à chercher quelqu’un avec qui passer l’heure. Au mieux, elle pourrait tomber sur Emma, une amie d’enfance avec qui elle avait quelque peu perdu le contact ces dernières années, et le fait qu’elles soient dans la même classe cette année n’arrangeait pas franchement leur relation. Il y avait aussi Karissa, une amie à qui elle tenait beaucoup mais celle-ci n’était visiblement plus en classe. Jessica était donc seule, définitivement seule. La dernière élève venait de sortir et à entendre son rire insupportable, il devait s’agir de Kelly. Dire que même une toxico dans son genre avait plus d’amis qu’elle…
Qu’avait donc Jessica de si repoussant ? Lorsqu’elle voyait tous ces gens que tout le monde semblait aimer, elle ne comprenait pas pourquoi elle ne l’était pas davantage. Peut-être valait-il mieux ne pas y penser. La vision de la salle de classe vide l’inquiéta beaucoup. Les larmes lui montèrent aux yeux. Elle se dépêcha de ranger ses affaires, tout en faisant attention à ses ongles fraîchement vernis, et fila vers le CDI après avoir tourné un moment en rond en se demandant ce que faisaient les élèves demi-pensionnaires pour s’occuper pendant cette pause.

Une fois là-bas, elle commença à s’avancer sur ses devoirs. Assise à une table à laquelle des élèves plus jeunes discutaient, Jessica écoutait d’une oreille peu attentive leur conversation. Ces filles lui paraissaient si… futiles ! Elle ne trouvait réellement aucun autre mot pour qualifier les débilités qu’elles déblatéraient avec naturel, comme si elles pensaient déclarer quelque chose d’intéressant. Mais au fond, tout ce qu’avait envie de faire l’adolescente était de ricaner à leurs blagues volontairement nazes et déconner un peu avec elles. Au lieu de ça, elle se contentait de lever la tête de temps en temps pour les toiser. Le groupe de filles semblait d’ailleurs avoir remarqué son petit manège, Jessica leur faisant clairement comprendre par ces regards qu’elles la dérangeaient en plein travail avec leurs histoires. Elles décampèrent donc et au lieu de se satisfaire d’avoir réussi à les chasser, elle fut accablée de constater qu’elle était à nouveau seule à cette table. Toutes les autres étaient pleines à craquer et les regards des autres devenaient insupportables. Elle embarqua précipitamment ses affaires et quitta la salle pour aller à la cantine, où elle trouverait peut-être quelqu’un qui voudrait bien d’elle.

Comme elle s’y attendait, la nourriture y semblait infecte. Les autres élèves semblaient pourtant se satisfaire de ce qu’on leur servait, des frites huileuses bien grasses. Ils n’étaient manifestement pas très exigeants et se contentaient de peu… Tant mieux pour eux. Plutôt que de les critiquer, Jessica les admirait. Elle ne serait pas capable d’avaler quoi que ce soit.
Jessica – bien qu’elle ne fut pas étonnée – ne put retenir sa déception en longeant la cantine du regard, l’endroit étant plein à craquer comme le laissaient supposer le brouhaha général. Elle chercha une place du regard et finit par en trouver une. Et il y avait des gens ! Cette place à une table occupée semblait être la seule ! Oui !

Elle s’avança d’un pas confiant vers la table et s’y assit l’air de rien, n’accordant pas même un regard aux élèves qui y mangeaient. Elle jeta un rapide coup d’œil à leurs plateaux qui semblaient finis. Ils ne tardèrent pas à se lever et à quitter l’endroit après que l’arrivée de Jessica ait jeté un froid.

Quelle bande de nazes. Ils n’ont jamais vu une fille populaire manger à la cantine ou quoi ?

En tête-à-tête avec son plateau, la jeune fille finit par souffler. Elle ne voulait pas manger mais elle venait tout juste d’arriver, ce serait bête de partir tout de suite. Et puis elle se retrouvait à une table, seule. Des personnes finiraient forcément par être contraintes à s’asseoir à côté d’elle, il n’y avait pas une infinité d’options ! Et pourtant à chaque visage qui défilait, l’espoir que Jessica avait que quelqu’un vienne lui tenir compagnie disparaissait rapidement lorsqu’après l’avoir regardée, les autres se mettaient à la recherche d’une autre place. Elle avait même perçu quelqu’un dire qu’elle ne voulait sûrement pas être dérangée et que ça ne servait à rien d’essayer, qu’elle attendait sûrement ses amis. Si seulement c’était le cas…

Quelqu’un sembla finalement se diriger vers elle. Oui, quelqu’un s’avançait dans sa direction et avait l’air décidé à s’asseoir en face d’elle ! Ah ! Bah c’est pas trop tôt ! pensa la jeune fille sans lever la tête. Sa joie fut de courte durée. Une fille de sa classe, une espèce de grosse racaille qui répondait au doux nom d’Ashleigh. Pour le coup, non merci, elle se passerait volontiers de sa présence !
Malheureusement, son regard croisa celui de Jessica. Elle devait désormais l’intimider, par tous les moyens. Ne surtout pas avoir l’air soumise, se montrer plus agressive qu’elle. Elle devait à tout prix lui faire comprendre qu’elle n’avait pas peur d’elle, bien qu’au fond elle frissonnait à l’idée d’avoir à se frotter à cette fille. La meilleure défense, c’était l’attaque : elle scruta donc sa camarade avec mépris, la suivant du regard tandis que celle-ci prenait place en face d’elle.

Pitié, faites qu’elle m’ignore ! Faites que cette bouffonne soit pas assez conne pour me chercher des emmerdes !

Mais cette conne était juste conne comme il le fallait pour l’agresser verbalement, Jessica parvenant difficilement à comprendre le sens de sa phrase formulée de façon trop primitive pour ses oreilles. Malgré tout, elle pensait avoir cerné le propos de sa camarade qui venait de la traiter de « p’tite blonde ». Elle avait beau craindre Ashleigh et refuser de se l’avouer ou du moins de le montrer, Jessica n’en était pas moins exaspérée par son manque de… consistance. Quelle pauvre fille. Elle n’avait vraiment rien pour elle ! Cela dit, elle inspirait la crainte à la jolie blonde. Celle-ci ne pouvait trouver refuge que dans l’hostilité. Et c’était précisément ce qu’elle avait l’intention de mettre en application…

« Moi, un problème ? Absolument pas, répondit-elle aussi calmement que possible avec ironie, parvenant parfaitement à dissimuler son intimidation. Je me demandais juste comment tu allais réussir à finir cette énorme assiette. Remarque, ça ne devrait pas poser trop de problèmes… »

Elle lui sourit, un sourire narquois empreint d’arrogance. Elle avait réussi à se contrôler et à reprendre le dessus sur Ashleigh. Le tout était désormais de continuer sur cette voie.